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Vanessa Bouchara
Lorsqu’une marque est devenue connue au point de devenir la désignation usuelle par le public d’un type de produit ou service, cela n’est pas sans conséquences. Certains y verront le signe d’une reconnaissance suprême et d’une notoriété incontestable, d’autres combattront cet usage en considérant que cela porte une atteinte grave à leur marque.
Si la position des titulaires de marques est partagée sur le sujet, le droit est particulièrement clair sur les conséquences juridiques d’une marque tombée dans le langage courant.
En effet, le droit des marques permet au titulaire de disposer d’un monopole d’exploitation sur sa marque en cours de validité, mais ce droit n’est pas sans condition. Il ne peut exister que si la marque est susceptible de distinguer les produits et services d’une entreprise de ceux de ses concurrents, et donc de garantir au consommateur que les produits ou services d’une même marque ont bien la même origine.
Ces limites aux droits sur la marque doivent être parfaitement comprises et appréhendées par les titulaires de droits puisqu’est en jeu un actif économique important. Un des risques provient du titulaire lui-même, qui, par ses agissements (ou absence d’agissements) peut être amené à perdre ses droits sur sa marque lorsque cette dernière devient la désignation usuelle du produit ou service en cause. Il s’agit de la déchéance pour dégénérescence.
Les textes qui définissent ce qu’est la dégénérescence sont les suivants :
- L’article L.714-6 A du Code de la Propriété Intellectuelle dispose “Encourt la déchéance de ses droits le titulaire d’une marque devenue de son fait la désignation usuelle dans le commerce du produit ou du service”.
- L’article 20 de la directive (UE) 2015/2436, paragraphe A, dispose quant à lui que : “Le titulaire d’une marque peut être déchu de ses droits lorsque, après la date de son enregistrement, la marque:
a) est devenue, par le fait de l’activité ou de l’inactivité de son titulaire, la désignation usuelle dans le commerce d’un produit ou d’un service pour lequel elle est enregistrée”.
A quel moment peut-on considérer que la marque est devenue la désignation usuelle dans le commerce du produit ou du service ? Et comment s’apprécie le fait ou la responsabilité du titulaire ?
UNE MARQUE DEVENUE LA DESIGNATION USUELLE DANS LE COMMERCE DU PRODUIT OU DU SERVICE
Il est nécessaire de distinguer la nullité ab initio, qui intervient lorsque la marque n’est pas considérée comme distinctive au moment de son dépôt, et la nullité pour dégénérescence.
Afin de savoir si une marque est susceptible d’être déchue, la première question à se poser est celle de savoir si elle est devenue, dans le commerce, la désignation habituelle du produit ou du service.
Lorsqu’on dit qu’on boit une PINA COLADA ou qu’on s’est fait une séance de BOTOX, avons-nous l’impression qu’il s’agit de marques ou employons-nous ces termes dans un sens générique ?
Des marques qui deviennent des mots du langage courant et perdent leur valeur de marque
C’est ainsi qu’en ce qui concerne la marque VINTAGE (enregistrée notamment pour des vêtements), la Cour d’Appel de Paris a considéré que « le terme « VINTAGE » [est] amplement utilisé comme mot du langage courant soit à titre de qualificatif soit de nom commun, dans les secteurs d’activités de l’habillement, du prêt à porter, du jeanswear, du sportwear, dans la presse, est devenu pour la clientèle concernée l’appellation usuelle et inévitable d’un style d’articles vestimentaires d’inspiration ancienne ou « rétro » » et a prononcé la déchéance pour dégénérescence de cette marque (CA Paris, 4ème Ch., Section A, 20 avril 2005, RG n°04/03753).
La marque BOTOX (enregistrée notamment pour des préparations anti-âge) a connu le même sort puisqu’il a été considéré par la Cour de Cassation, que la Cour d’Appel avait justement considéré que « le signe « botox » est couramment employé pour désigner le produit lui-même (la toxine botulique) et non l’origine du produit, de sorte qu’il n’en était pas fait un usage à titre de marque » (Cass., Com., 1er juillet 2008, RG n°07-13.349).
Une couleur a elle aussi été considérée par les Tribunaux comme ayant perdu sa fonction de marque, il s’agit de la couleur rose de CANDIA (Pantone 212), enregistrée pour du lait et des produits laitiers. La Cour de Cassation a confirmé un arrêt de la Cour d’Appel de Lyon et a considéré que « les sociétés appartenant à l’activité laitière font usage d’une couleur rose fuchsia qui, sans être identique à la couleur rose pantone 212, est une nuance très proche ne permettant pas à un consommateur d’attention moyenne d’opérer une distinction ». Dans ces conditions, « la cour d’appel […] constatant l’emploi généralisé d’un signe ne s’en distinguant que par des détails imperceptibles pour ce public, s’est exactement référée au public auprès duquel la marque devait remplir sa fonction de désignation d’origine et, constatant l’emploi généralisé d’un signe ne s’en distinguant que par des détails imperceptibles pour ce public, a justifié sa décision selon laquelle cette marque avait perdu son caractère distinctif. » (Cass. Com., 10 juillet 2007, RG n°06-15.593). |
La plupart des décisions rendues en la matière appliquent parfaitement le texte.
Toutefois, les décisions VINTAGE et CANDIA précitées sont allées un peu plus loin et pourraient être révélatrices d’une tendance jurisprudentielle consistant à aller au-delà de la définition légale. En effet, ni la couleur rose pantone 212 de CANDIA ni le terme VINTAGE ne désignent en tant que tels le produit mais plutôt l’une de ses caractéristiques. C’est ainsi qu’il est fait référence, dans la décision CANDIA, à « l’emploi généralisé d’un signe » plutôt qu’à un signe qui est devenu la désignation usuelle du produit.
Dans ces conditions, peu importe le type de marque, qu’elle soit verbale, figurative ou encore constituée d’une couleur, si les Tribunaux considèrent qu’elle est devenue la désignation usuelle dans le commerce du produit ou du service, ou encore que l’exploitation du signe s’est généralisée et a ainsi fait perdre à la marque son caractère distinctif, la première condition exigée par les textes est considérée par les Tribunaux comme étant remplie.
Ainsi, la banalisation de sa marque, véhiculée aussi bien par le grand public que dans la presse, peut avoir des conséquences particulièrement préjudiciables au titulaire.
Quel est le public pertinent dont il faut tenir compte ?
Afin de déterminer si une marque est devenue la désignation usuelle dans le commerce d’un produit ou d’un service, les Tribunaux tiennent compte de la perception par les consommateurs ou les utilisateurs finaux mais aussi, selon les caractéristiques du marché concerné, de la perception par les professionnels, tels que les vendeurs (CJUE, 3ème Ch., 6 mars 2014, Aff. C-409/12).
En matière de produits pharmaceutiques, cela peut avoir un rôle non négligeable tel que le Tribunal de l’Union Européenne l’a relevé en considérant qu’un signe pouvait continuer à « exercer sa fonction d’indication d’origine lorsqu’un intermédiaire exerce une influence déterminante sur la décision d’achat de l’acheteur, de telle sorte que sa connaissance de la fonction d’indication d’origine de la marque permet au processus de communication d’aboutir ». Le Tribunal en conclut « qu’eu égard à l’influence exercée par les professionnels en cause sur la décision d’achat des consommateurs finaux, le fait que ces derniers percevraient toujours la fonction d’indication d’origine de la marque contestée est insuffisant pour faire échec à la demande de déchéance compte tenu de l’importance de la perception qu’en ont lesdits professionnels » (TUE, 5ème Ch., 18 mai 2018, Aff. T-419/17).
Plus récemment, dans une décision ayant prononcé la dégénérescence de la marque CITY STADES (enregistrée pour des infrastructures sportives transportables), la Division d’Annulation de l’EUIPO a considéré que s’agissant de produits très coûteux, le public pertinent est constitué des principaux clients que sont les collectivités locales et les communes (EUIPO, Division d’Annulation, 29 novembre 2021, Aff. C-48/999).
D’ailleurs, dans une affaire mettant en cause la célèbre marque SOPALIN, le Tribunal de grande instance de Paris a considéré que la désignation du produit par le grand public ne suffisait pas à caractériser la dégénérescence, à défaut de production de preuves suffisantes d’« usage dans le commerce , tant par les consommateurs que par les professionnels » (TGI Paris, 3èmeCh., 2ème Sec., 18 novembre 2018, RG n°10/08785).
Le public pertinent, dans le cadre d’une demande en dégénérescence, ne sera donc pas seulement le consommateur ou les utilisateurs finaux mais également, selon les caractéristiques du produit ou du service et du marché, le professionnel des produits ou services concernés.
Par ailleurs, en cas de demande de déchéance pour dégénérescence d’une marque de l’Union Européenne, il est important de savoir que la déchéance de la marque peut être prononcée si elle est devenue générique dans un seul état membre (TUE, 9ème Ch., 8 novembre 2018, Aff. T-718/16., et dans le même sens EUIPO, Division d’Annulation, 29 novembre 2021, n° C 48 999).
L’APPRECIATION DU FAIT OU DE LA RESPONSABILITE DU TITULAIRE
La responsabilité du titulaire est clairement un des critères figurant à la fois dans le texte français et communautaire. Si le Code de la Propriété Intellectuelle fait référence à « une marque devenue de son fait [du titulaire] la désignation usuelle dans le commerce du produit ou du service », la directive prévoit que la déchéance pour dégénérescence peut intervenir « par le fait de l’activité ou de l’inactivité de son titulaire ».
Cette responsabilité directe du titulaire a du sens puisqu’en tant que titulaire d’une marque, il doit faire en sorte que sa marque constitue et continue de constituer un indicateur d’origine. A défaut, sa marque ne peut plus constituer une marque valable lui conférant un monopole opposable aux tiers.
A l’instar de ce que le Tribunal de Grande Instance de Paris a considéré dans le jugement CADDIE comme étant une « obligation » pour le titulaire de s’opposer à l’emploi de sa marque comme synonyme de chariot (TGI Paris, 3ème Ch., 29 octobre 1997), les Tribunaux feront constamment ce travail d’analyse afin de conclure, ou non, à la responsabilité du titulaire dans la dégénérescence de la marque.
Très récemment, dans l’arrêt PIERRADE, la Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la Cour d’Appel de Lyon qui a considéré que le titulaire de la marque PIERRADE (enregistrée notamment pour des appareils de cuisson) ne devait pas être déchu de ses droits pour les raisons suivantes :
- le titulaire avait obtenu plusieurs condamnations de tiers sur le fondement de la contrefaçon,
- il s’était notamment opposé à l’insertion du mot « pierrade » dans « L’Officiel du scrabble »,
- il avait envoyé plusieurs mises en demeure, et avait « poursuivi avec une certaine rigueur les plus gros distributeurs ou revendeurs d’appareils électroménagers utilisant sans autorisation cette marque »,
- il a communiqué sur l’existence de la marque « Pierrade ».
Dans ces conditions, le titulaire est considéré comme ayant « fait preuve d’une vigilance réelle et suffisante pour éviter que sa marque ne devienne un terme usuel pour désigner dans le commerce des articles de cuisson » et la dégénérescence de la marque n’a pas été prononcée (Cass. com., 18 mai 2010, RG n° 09-14.615, et dans le même sens TGI Paris, 3e ch. 3e sect., 16 mai 2014, RG n° 12-10245).
La marque PEDALO a également pu échapper à la dégénérescence du fait du nombre « très important de procédures engagées pour la protection de la marque, le très grand nombre de mises au point et de mises en gardes adressées à la presse, aux professionnels du secteur nautique ainsi qu’aux éditeurs de dictionnaires révèlent qu’il a agi pour faire en sorte que la marque PEDALO ne soit pas perçue dans le public comme la désignation générique des embarcations légères à flotteurs mues par une roue à pédales » (CA Aix-en-Provence, 2ème Ch. Civ., 9 janvier 2006, RG n°03/06469 et dans le même sens CA Aix-en-Provence, 2ème Ch. Civ., 14 janvier 2010, RG n°08/09209).
Dans l’affaire PLACO, la Cour d’Appel, confirmant la décision du tribunal de grande instance, a considéré que le titulaire de la marque n’avait eu de « cesse d’entreprendre des actions judiciaires à l’encontre de tiers faisant selon elle un usage illicite de ses marques » et avait multiplié « les campagnes de communication dans la presse grand public comme professionnelle pour rappeler que Placo est une marque déposée qui ne peut être utilisée comme nom commun ». Dans ces conditions, il a été conclu que « ces interventions multiples illustrent la volonté de la société PLACOPLATRE de défendre sa marque et de s’opposer à une désignation usuelle des produits et services sous ce vocable » (CA Bordeaux, 1ère Ch. Civ., 24 septembre 2019, RG n°17/05270).
Il ressort de la jurisprudence que le titulaire d’une marque qui est très largement exploitée par des tiers, et peut être considérée comme devenue la désignation usuelle dans le commerce d’un produit ou d’un service, peut échapper à la dégénérescence s’il engage des actions suffisantes et proportionnées.
Les Tribunaux apprécient la suffisance des actions en fonction de la typologie et de la quantité des actions. Ainsi :
- l’envoi de mises en demeure ou de mises en garde est important mais peut être considéré comme insuffisant,
- les accords avec des tiers qui reconnaissent les droits et s’engagent à cesser d’exploiter les marques seront nécessairement pris en compte,
- les oppositions et actions judiciaires peuvent s’avérer nécessaires, voire indispensables dans certains cas.
Pendant longtemps, il était important pour les titulaires de justifier d’avoir également agi contre les dictionnaires, magazines et journaux. Le fondement de l’action était discuté en jurisprudence.
Désormais, l’article 12 de la directive (UE) 2015/2436 et l’article L. 713-3-4 du Code de la propriété intellectuelle prévoient en des termes assez similaires que si « la reproduction d’une marque dans un dictionnaire, une encyclopédie ou un ouvrage de référence similaire, sous forme imprimée ou électronique, donne l’impression qu’elle constitue le terme générique désignant les produits ou les services pour lesquels elle est enregistrée » et que le titulaire fait une demande de modification, l’éditeur a alors l’obligation de préciser qu’il s’agit d’une marque enregistrée, au plus tard lors de l’édition suivante de l’ouvrage.
Il est donc essentiel, pour le titulaire de droits, d’être en mesure de justifier qu’il a agi régulièrement et de conserver les preuves des actions engagées.
DATE DE PRISE D’EFFET DE LA DECHEANCE
En vertu de l’article L. 716-3 du Code de la propriété intellectuelle : « La déchéance prend effet à la date de la demande ou, sur requête d’une partie, à la date à laquelle est survenu un motif de déchéance ». Les dispositions de la directive (UE) 2015/2436 du 16 décembre 2015 concernant les effets de la déchéance (article 47) prévoient des dispositions semblables.
Dans ces conditions, et très logiquement, aucune des actions et procédures engagées postérieurement à l’action en déchéance pour dégénérescence ne sera prise en compte dans l’appréciation de celle-ci.
QUI EST COMPETENT POUR SE PRONONCER SUR LA DEGENERESCENCE DES MARQUES FRANCAISES ET DE L’UNION EUROPENNE ?
En ce qui concerne les marques françaises, depuis les dispositions issues du Paquet Marques, selon les circonstances l’INPI ou les Tribunaux peuvent prononcer la déchéance d’une marque sur le fondement de la dégénérescence.
L’INPI a une compétence exclusive pour connaître des demandes en déchéance formées à titre principal.
Les Tribunaux resteront quant à eux compétents lorsque la demande en déchéance est formée à titre reconventionnel dans le cadre d’une procédure judiciaire en cours (souvent sur le fondement de la contrefaçon), ou encore lorsque la demande est connexe à une action qui relève de la compétence du Tribunal Judiciaire.
En ce qui concerne les marques de l’Union Européenne, l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) est également compétent lorsque la demande est formée à titre principal. A défaut, les Tribunaux nationaux des marques de l’Union Européenne (en France le Tribunal Judiciaire de Paris) seront chargés du litige.
Conclusion
Les marques doivent nécessairement agir et éviter de se laisser griser par leur succès.
Si devenir une marque connue est l’objectif de tout créateur de projet, la protection de l’actif le plus essentiel de son succès doit également être une priorité.
En droit, la réponse est on ne peut plus claire : le titulaire encourt une responsabilité directe objet de sanction sur son titre lorsque la marque a dégénéré, à savoir lorsqu’elle est devenue la désignation usuelle dans le commerce de son produit, de son fait. La responsabilité du titulaire est généralement considérée comme acquise par les Offices et Tribunaux s’il n’agit pas de manière proportionnée aux atteintes qui sont portées à sa marque.
Avec la place grandissante du digital, et notamment d’internet et des réseaux sociaux, il est indispensable de ne pas se contenter de veilles traditionnelles sur les registres de marques, mais de surveiller activement les différents supports et d’engager des actions adaptées à chaque usage. Il faut aussi conserver la preuve des différentes actions pour pouvoir plus aisément les opposer à un tiers qui tenterait d’obtenir l’annulation de sa marque pour dégénérescence.
Que les équipes opérationnelles et juridiques se rejoignent ou pas sur la question, il est indispensable d’éviter la banalisation d’une marque qui rencontre un important succès. C’est sans aucun doute pour cette raison que des marques comme KARCHER ou encore MECCANO s’opposent régulièrement aux atteintes qui sont portées et communiquent sur leurs actions !
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